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TRIBUNE. Pour la juriste, la généralisation de la surveillance s’est accélérée sous le coup de l’urgence sanitaire, et pourrait mener à une mutation de notre régime politique.
Un vaccin finlandais, développé par la recherche publique, mais qui ne trouve pas les financements...
Au passage, je découvre ce journal https://jacobinmag.com/ qui m'a l'air très pertinent !
Pour le sociologue et philosophe allemand, la brèche ouverte par le coronavirus, après des siècles d’accélération de nos vies et des décennies de sentiment d’impuissance politique, peut laisser espérer une véritable bifurcation.
Rien à cacher ?
voir aussi : https://www.philomag.com/articles/edward-snowden-cest-lidee-meme-de-liberte-qui-est-en-jeu
et sa citation "Lorsque vous dites « le droit à la vie privée ne me préoccupe pas, parce que je n'ai rien à cacher », cela ne fait aucune différence avec le fait de dire « Je me moque du droit à la liberté d'expression parce que je n'ai rien à dire », ou « de la liberté de la presse parce que je n'ai rien à écrire ».
Ce que la pandémie fait à la démocratie... Notre invitée Barbara Stiegler livre une critique de la gestion de cette crise sanitaire, entre colère et inquiétude pour la démocratie. Elle publie un tract Gallimard : "De la démocratie en Pandémie ; Santé, recherche, éducation".
Maison d'édition au catalogue intéressant
Site Web d'actualité des idées et de critiques des livres. Association loi de 1901, nonfiction est animé à l'origine par un collectif de chercheurs, de journalistes, de militants politiques, syndicaux et associatifs, de chefs d'entreprises et de créateurs de sites Web
Site de Philippe Aigrain, chercheur, ancien chef du secteur technique du logiciel à la Commission européenne. Ses idées sont devenues emblématiques dans le militantisme en faveur des biens communs et contre les abus de la propriété intellectuelle et de l'appropriation de l'information par quelques-uns (Wikipedia dixit)
bonne analyse de Mediapart, décidément le meilleur journal en ligne
revue politique socialiste et anticapitaliste
Par Bruno Latour, Politique Philosophe et sociologue
Publié sur https://aoc.media
Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes ne peut, après la Covid-19, que susciter l’effroi. Nombreux étaient les chercheurs et les activistes qui savaient déjà combien l’économie peut apparaître détachée de l’expérience usuelle des humains mais la douloureuse expérience de la pandémie a popularisé ce décalage. Ce sont des millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas.
« Le chef de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour préparer les grands défis », écrit Le Monde dans son édition du 29 mai et les journalistes d’ajouter : « “Le choix a été fait de privilégier une commission homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des académiques sur les grands défis. Mais leurs travaux ne seront qu’une brique parmi d’autres, cela n’épuisera pas les sujets”, rassure-t-on à l’Elysée ». Pourquoi ne me suis-je pas senti « rassuré » du tout ? M’est revenu le souvenir de la Restauration, à laquelle la Reprise après le confinement risque de plus en plus de ressembler : comme les Bourbons de 1814, il est bien possible que la dite commission, même composée d’excellents esprits, n’ait « rien oublié et rien appris »…
Il serait bien dommage de perdre trop vite tout le bénéfice de ce que la Covid-19 a révélé d’essentiel. Au milieu du chaos, de la crise mondiale qui vient, des deuils et des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque chose cloche dans l’économie. D’abord, évidemment parce qu’il semble qu’on puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de catastrophe. Ensuite, parce que tous les confinés se sont aperçus que les rapports de classe, dont on disait gravement qu’ils avaient été effacés, sont devenus aussi visibles que du temps de Dickens ou de Proudhon : la hiérarchie des valeurs a pris un sérieux coup, ajoutant une nouvelle touche à la célèbre injonction de l’Évangile : « Les premiers (de cordée) seront les derniers et les derniers seront les premiers » (de corvée) (Mt, 19-30)…
Que quelque chose cloche dans l’économie, direz-vous, on le savait déjà, cela ne date quand même pas du virus. Oui, oui, mais ce qui est plus insidieux, c’est qu’on se dit maintenant que quelque chose cloche dans la définition même du monde par l’économie. Quand on dit que « l’économie doit reprendre », on se demande, in petto, « Mais, au fait, pourquoi ? Est-ce une si bonne idée que ça ? ».
Voilà, il ne fallait pas nous donner le temps de réfléchir si longtemps ! Emportés par le développement, éblouis par les promesses de l’abondance, on s’était probablement résignés à ne plus voir les choses autrement que par le prisme de l’économie. Et puis, pendant deux mois, on nous a extrait de cette évidence, comme un poisson sorti de l’eau qui prendrait conscience que son milieu de vie n’est pas le seul. Paradoxalement, c’est le confinement qui nous a « ouvert des portes » en nous libérant de nos routines habituelles.
Du coup, c’est le déconfinement qui devient beaucoup plus douloureux ; comme un prisonnier qui aurait bénéficié d’une permission trouverait encore plus insupportable de retrouver la cellule à laquelle il avait fini par s’habituer. On attendait un grand vent de libération, mais il nous enferme à nouveau dans l’inévitable « marche de l’économie », alors que pendant deux mois les explorations du « monde d’après » n’avaient jamais été plus intenses. Tout va donc redevenir comme avant ? C’est probable, mais ce n’est pas inévitable.
La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques.
Le doute qui s’est introduit pendant la pause est trop profond ; il s’est insinué trop largement ; il a pris trop de monde à la gorge. Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes auraient encore paru, peut-être, en janvier, comme un signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi : « Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la situation actuelle comme faisant partie de l’économie ? Et confier toute l’affaire à une ‘commission homogène en termes de profils et d’expertise’». Mais, sont-ils encore compétents pour saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de cette suspension imprévue ?
Que l’économie puisse apparaître comme détachée de l’expérience usuelle des humains, nombreux sont les chercheurs et les activistes qui le savaient, bien sûr, mais la douloureuse expérience de la pandémie, a popularisé ce décalage. Ce sont des millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas. Vous ne ferez jamais rentrer Carrey une deuxième fois sur votre plateau de cinéma — en espérant qu’il « marche » à nouveau !
Jusqu’ici, le terme spécialisé pour parler de ce décalage était celui d’économisation. La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques. Les humains entretiennent entre eux et avec les choses dans lesquelles ils s’insèrent une multitude de relations qui mobilisent une gamme extraordinairement large de passions, d’affects, de savoir-faire, de techniques et d’inventions. D’ailleurs, la plupart des sociétés humaines n’ont pas de terme unifié pour rendre compte de cette multitude de relations : elles sont coextensives à la vie même. Marcel Mauss depuis cent ans, Marshall Sahlins depuis cinquante, Philippe Descola ou Nastassja Martin aujourd’hui, bref une grande partie de l’anthropologie n’a cessé d’explorer cette piste[1].
Il se trouve seulement que, dans quelques sociétés récentes, un important travail de formatage a tenté (mais sans jamais y réussir complètement) de réduire et de simplifier ces relations, pour en extraire quelques types de passion, d’affect, de savoir-faire, de technique et d’invention, et d’en ignorer tous les autres. Utiliser le terme d’économisation, c’est souligner ce travail de formatage pour éviter de le confondre avec la multitude des relations nécessaires à la continuation de la vie. C’est aussi introduire une distinction entre les disciplines économiques et l’objet qui est le leur (le mot « disciplines » est préférable à celui de « sciences » pour bien souligner la distance entre les deux). Ces activités procèdent au formatage, à ce qu’on appelle des « investissements de forme », mais elles ne peuvent tenir lieu de l’expérience qu’elles simplifient et réduisent. La distinction est la même qu’entre construire le plateau où Jim Carrey va « se produire » et diffuser la production dans laquelle il va devoir jouer.
L’habitude a été prise de dire que les disciplines économiques performent la chose qu’elles étudient — l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par l’acte même de le dire — promesses, menaces ou acte légal[2]. Rien d’étrange à cela, et rien non plus de critique. C’est un principe général qu’on ne peut saisir un objet quelconque sans l’avoir préalablement formaté.
Par exemple, il y a aujourd’hui peu de phénomène plus objectif et mieux assuré que celui de l’asepsie. Pourtant, quand je veux prouver à mon petit-fils de dix ans, l’existence de l’asepsie, je dois lui faire apprendre l’ensemble des gestes qui vont conserver à l’abri de toute contamination le bouillon de poulet qu’il a enfermé dans un pot à confiture (et ce n’est pas facile à expliquer par Zoom pendant le confinement). Il ne suffit pas de lui montrer des ballons de verre sortis des mains du verrier de Pasteur dont le liquide est encore parfaitement pur après cent cinquante ans. Il faut qu’Ulysse obtienne la réalisation de ce fait objectif par l’apprentissage de tout un ensemble de pratiques qui rendent possible l’émergence d’un phénomène entièrement nouveau : l’asepsie devient possible grâce à ces pratiques et n’existait pas auparavant (ce qui va d’ailleurs créer, pour les microbes, une pression de sélection tout à fait nouvelle, elle aussi). La permanence de l’asepsie comme fait bien établi dépend donc de la permanence d’une institution — et des apprentissages soigneusement entretenus dans les laboratoires, les salles blanches, les usines de produits pharmaceutiques, les salles de travaux pratiques, etc.
En poursuivant le parallèle, l’économisation est un phénomène aussi objectif, mais également aussi soigneusement et obstinément construit, que l’asepsie. Il suffit qu’Ulysse fasse la moindre erreur dans l’ébouillantement de son flacon de verre, ou dans la mise sous couvercle, et, dans quelques jours, le bouillon de poulet sera troublé. Il en est de même avec l’économisation : il suffit de nous laisser deux mois confinés, hors du cadrage habituel, et voilà que les « mauvaises habitudes » reviennent, que d’innombrables relations dont la présence étaient oubliée ou déniée se mettent à proliférer. Se garder des contaminations est aussi difficile que de rester longtemps économisable. La leçon vaut pour la Covid aussi bien que pour les disciplines économiques. Il faut toujours une institution en bon état de marche pour maintenir la continuité d’un fait ou d’une évidence.
L’Homo oeconomicus existe mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont aurait coupé les crédits
Pas plus que les microbes n’étaient préparés à se trouver affrontés aux gestes barrières de l’asepsie inventés par les pastoriens, les humains plongés dans les relations matérielles avec les choses dont ils jouissaient, ne s’étaient préparés au dressage que l’économisation allait leur imposer à partir du 18ème siècle. De soi, personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son intérêt égoïste, et d’entrer en compétition avec tous les autres, à la recherche d’un profit. Tous les mots soulignés désignent des propriétés qui ont fini par exister bel et bien dans le monde, mais qu’il a fallu d’abord extraire, maintenir, raccorder, assurer par un immense concours d’outils de comptabilité, de titres de propriétés, d’écoles de commerce et d’algorithmes savants. Il en est de l’Homo oeconomicus comme des lignées pures de bactéries cultivées dans une boite de Pétri : il existe, mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont aurait coupé les crédits — prêts à faire ensuite le tour du monde.
On peut même aller plus loin. Dans un livre plein d’humour (et dans un article récent de Libération), David Graeber fait la suggestion que la « mise en économie » est d’autant plus violente que le formatage est plus difficile et que les agents « résistent » davantage à la discipline[3]. Moins l’économisation paraît réaliste, plus il faut d’opérateurs, de fonctionnaires, de consultants, de comptables, d’auditeurs de toutes sortes pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement compter le nombre de plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil électronique et une feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel. D’où, d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».
Si l’expérience de la pandémie a un sens, c’est de révéler la vitesse à laquelle la notion de productivité dépend des instruments comptables. Oui, c’est vrai, on ne peut pas calculer bien exactement la productivité des enseignants, des infirmières, des femmes au foyer. Quelle conclusion en tirons-nous ? Qu’ils sont improductifs ? Qu’ils méritent d’être mal payés et de se tenir au bas de l’échelle ? Ou que c’est sans importance, parce que ce le problème n’est pas là ? Quel que soit le nom que vous donniez à leur « production », elle est à la fois indispensable et incalculable : eh bien, que d’autres s’arrangent avec cette contradiction : cela veut simplement dire que ces activités appartiennent à un genre d’action inéconomisable. C’est la réalisation par tout un chacun que ce défaut de comptabilité est « sans importance » qui sème le doute sur toute opération d’économisation. C’est là où la prise économique sur les conditions de vie se sépare de ce qu’elle décrivait, comme un pan de mur craquelé se détache du décor.
« Mais sûrement, diront les lecteurs, à force de disciplines économiques qui instituent l’économie comme extraction des relations qui permettent la vie, nous, en tous cas, nous les producteurs et les consommateurs des pays industriels, nous sommes bien devenus, après tant de formatage, des gens économisables de part en part et sans quasi de résidu. Il peut bien exister ailleurs, autrefois, et dans les émouvants récits des ethnologues, d’autres façons de se relier au monde, mais c’est fini pour toujours, en tous cas pour nous. Nous sommes bel et bien devenus ces individus égoïstes en compétition les uns avec les autres, capables de calculer nos intérêts à la virgule près ? »
C’est là, où le choc de la Covid oblige à réfléchir : croire à ce caractère irréversible, c’est comme de croire que les progrès de l’hygiène, des vaccins, et des méthodes antiseptiques nous avaient débarrassé pour toujours des microbes… Ce qui était vrai en janvier 2020, ne l’est peut-être plus en juin 2020.
Il suffit d’une pause de deux mois pour réussir ce que les nombreux travaux des sociologues des marchés et des anthropologues des finances n’auraient jamais pu obtenir : la conviction largement partagée que l’économie tient aussi longtemps que l’institution qui la performe — mais pas un jour de plus. Le pullulement des modes de relations nécessaires à la vie continue, déborde, envahit l’étroit format de l’économisation, comme le grouillement des milliards de virus, de bactériophages et de bactéries continue de relier, de milliards de façons différentes, des êtres aussi éloignés que des chauve-souris, des chinois affamés ou gastronomes, sans oublier peut-être Bill Gates et le Dr Fauci. En voilà une contamination : d’une cinquantaine de collègues à des dizaines de millions de personnes qui rejoignent sans coup férir les très nombreux mouvements, syndicats, partis, traditions diverses qui avaient déjà de très bonnes raisons de se méfier de l’économie et des économistes (aussi « experts », « homogènes » et qualifiés qu’ils soient). L’infortuné Jim Carrey est devenu foule.
Ce que la pandémie rend plus intense, ce n’est donc pas simplement un doute sur l’utilité et la productivité d’une multitude de métiers, de biens, de produits et d’entreprises — c’est un doute sur la saisie des formes de vie dont chacun a besoin pour subsister par les concepts et les formats venus de l’économie. La productivité — son calcul, sa mesure, son intensification — est remplacée peu à peu, grâce au virus, par une question toute différente : une question de subsistance. Là est le virage ; là est le doute ; là est le ver dans le fruit : non pas que et comment produire, mais « produire » est-il une bonne façon de se relier au monde ? Pas plus qu’on ne peut continuer de « faire la guerre » au virus en ignorant la multitude des relations de coexistence avec eux, pas plus on ne peut continuer « à produire » en ignorant les relations de subsistance qui rendent possible toute production. Voilà la leçon durable de la pandémie.
Et pas simplement parce que, au début, pendant deux mois, on a vu passer beaucoup de cercueils à la télé et entendu des ambulances traverser les rues désertes ; mais aussi parce que, de fil en aiguille, de questions de masques en pénurie de lits d’hôpital, on en est venu à des questions de valeur et de politique de la vie — ce qui la permet, ce qui la maintient, ce qui la rend vivable et juste.
Au début, bien sûr, c’était empêcher la contagion, par l’invention paradoxale de ces gestes barrières qui exigeaient de nous, par solidarité, de rester enfermés chez nous. Ensuite, deuxième étape, on a commencé à voir proliférer en pleine lumière ces métiers de « petites gens » dont on s’apercevait, chaque jour davantage, qu’ils étaient indispensables — retour de la question des classes sociales, clairement racialisées. Retour aussi des durs rapports géopolitiques et des inégalités entre pays, rendus visibles (c’est là une autre leçon durable) produit par produit, chaîne de valeur par chaîne de valeur, route de migration par route de migration.
Troisième étape, la hiérarchie des métiers a commencé à s’ébranler : on se met à trouver mille qualités aux métiers mal payés, mal considérés, qui exigent du soin, de l’attention, des précautions multiples. Les gens les plus indifférents se mettent à applaudir les « soignants » de leur balcon ; là où ils se contentaient jusqu’ici de tondre le gazon, les cadres supérieurs s’essayent à la permaculture ; même les pères en télétravail s’aperçoivent que, pour enseigner l’arithmétique à leurs enfants, il faut mille qualités de patience et d’obstination dont ils n’avaient jamais soupçonné l’importance.
Va-t-on s’arrêter là ? Non, parce que le doute sur la production possède une drôle de façon de proliférer et de contaminer de proche en proche tout ce qu’il touche : dès qu’on commence à parler de subsistance ou de pratiques d’engendrement, la liste des êtres, des affects, des passions, des relations qui permettent de vivre ne cesse de s’allonger. Le formatage par l’économisation avait justement pour but, comme d’ailleurs l’asepsie, de multiplier les gestes barrières afin de limiter le nombre d’êtres à prendre en compte, dans tous les sens du mot. Il fallait empêcher la prolifération, obtenir des cultures pures, simplifier les motifs d’agir, seul moyen de rendre les microbes ou les humains, connaissables, calculables et gérables. Ce sont ces barrières, ces barrages, ces digues qui ont commencé à craquer avec la pandémie.
Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu.
Ce qui n’aurait pas été possible sans la persistance d’une autre crise qui la déborde de toute part. Par une coïncidence qui n’est d’ailleurs pas complètement fortuite, le coronavirus s’est répandu à toute vitesse chez des gens déjà instruits de la menace multiforme qu’une crise de subsistance généralisée faisait peser sur eux. Sans cette deuxième crise, on aurait probablement pris la pandémie comme un grave problème de santé publique, mais pas comme une question existentielle : les confinés se seraient gardés de la contagion, mais ils ne se seraient pas mis à discuter s’il était vraiment utile de produire des avions, de continuer les croisières dans des bateaux géants en forme de porte-conteneurs, ou d’attendre de l’Argentine qu’elle fournisse le soja nécessaire aux porcs bretons. Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu. D’où l’extension prodigieuse de la question de subsistance.
Si la crise sanitaire a rappelé le rôle des petits métiers, si elle a donné une importance nouvelle aux professions du soin, si elle a rendu encore plus visible les rapports de classe, elle a aussi peu à peu rappelé l’importance des autres participants aux modes de vie, les microbes d’abord, et puis, de fil en aiguille tout ce qu’il faut pour maintenir en état une économie dont on s’imaginait jusqu’ici qu’elle était la totalité de l’expérience et qu’elle allait « reprendre ». Même la journaliste la plus obtuse qui continue à opposer ceux qui se préoccupent du climat et ceux qui veulent « remplir le frigo », ne peut plus ignorer qu’il n’y a rien dans le frigo qui ne dépendent du climat — sans oublier les innombrables micro-organismes associés à la fermentation des fromages, des yaourts et des bières…
Une citation du livre de Graeber sur l’origine de la valeur (vieux débat chez les économistes) résume la situation nouvelle. Il rappelle que la notion de valeur-travail était devenue une évidence au 19ème siècle avant de disparaître sous les coups de boutoir du néolibéralisme au 20ème — ce siècle si oublieux de ces conditions de vie. D’où l’injustice sur les causes de la valeur résumée par cette phrase : « Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de richesses’, tout le monde pensera que vous voulez parler des capitalistes, certainement pas des travailleurs. » Mais une fois remise en lumière l’importance du travail et du soin, voilà que l’on s’aperçoit très vite que bien d’autres valeurs, et bien d’autres « travailleurs » doivent passer à l’action pour que les humains puissent subsister. Pour capter la nouvelle injustice, il faudrait réécrire la phrase de Graeber : « Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de richesses’ tout le monde pensera que vous parlez des capitalistes ou des travailleurs, certainement pas des vivants ».
Sous les capitalistes, les travailleurs, et sous les travailleurs, les vivants. La vieille taupe continue toujours à bien travailler ! L’attention s’est décalée non pas d’un cran, mais de deux. Le centre de gravité s’est décalé lui aussi.[4] D’autres sources de la valeur se sont manifestées. C’est ce monde-là qui apparaît en pleine lumière, refuse absolument d’en rester au statut de « simple ressource » que lui octroie par condescendance l’économie standard, et qui déborde tous les gestes barrières qui devaient les tenir éloignés. C’est très bien de produire, mais encore faut-il subsister ! Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie : on croit qu’il est possible d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va falloir apprendre à vivre avec eux sans trop de dégât pour nous ; on croit qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise Économique, alors qu’il va probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie, ce résumé simplifié des formes de vie
[1] Immense littérature, mais en vrac, Sahlins, Marshall. Âge de pierre, âge d’abondance. Economie des sociétés primitives. Paris: Gallimard, 1976 ; Descola, Philippe. The Ecology of Others (translated by Geneviève Godbout and Benjamin P. Luley). Chicago: Prickly Paradigm Press, 2013 ; Martin, Nastassja. Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. Paris: La Découverte, 2016 ; et pour les sociétés industrielles, Callon, Michel, ed. Sociologie des agencements marchands. Textes choisis. Paris: Presses de l’Ecole nationale des mines de Paris, 2013 ; Mitchell, Timothy. Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole (traduit par Christophe Jacquet). Paris: La Découverte, 2013.
[2] MacKenzie, Donald, Fabian Muniesa, and Lucia Siu, eds. Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics. Princeton: Princeton University Press, 2007.
[3] 2018. Bullshit Jobs. Paris: Les liens qui libèrent, David Graeber (traduit par Elise Roy) ; et son opinion dans Libération https://www.liberation.fr/debats/2020/05/27/vers-une-bullshit-economy_1789579
[4] C’est toute l’entreprise de philosophie des vivants déployée par Baptiste Morizot et en particulier sa critique de la notion même de production.
Bruno Latour
Philosophe et sociologue, Professeur émérite au médialab de Sciences Po
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